CHAPITRE XIII

 

UNE MATINÉE A CHIPPING CLEGHORN

 

(Suite)

 

Miss Marple franchit la grille du presbytère et descendit le petit sentier qui menait à la grand-rue qu’elle remonta d’un pas alerte.

Elle passa devant l’auberge de la Vache Rouge, devant la boucherie, et s’arrêta un instant devant les vitrines de Mr. Elliot, l’antiquaire.

Mr. Elliot, tapi au fond de son magasin comme une vieille araignée obèse, se demandait si la dame qui était en visite chez les Harmon – il était au courant, comme tout le monde – lui achèterait quelque chose, quand miss Marple, du coin de l’œil vit miss Dora Bunner qui entrait à l’Oiseau Bleu, le salon de thé élégant de Chipping Cleghorn. Elle décida donc qu’elle avait besoin de prendre une tasse de café.

Elle était à peine entrée que miss Bunner l’invitait à s’asseoir à côté d’elle. Elle accepta volontiers et, pendant un instant, les deux dames parlèrent de leurs maux, les rhumatismes et la sciatique faisant l’objet unique de la conversation. Son café commandé miss Marple demanda :

— Comment s’appelle donc cette charmante jeune femme que j’ai rencontrée, en sortant de chez miss Blacklock ? Celle qui s’occupe du jardinage. Mrs. Hynes, je crois ?

— Pas Hynes, Haymes. Phillipa Haymes... C’est une personne très bien, vous savez !... Son mari a été tué en Sicile... ou en Italie.

— Je croirais volontiers qu’on songe à la consoler. Un grand jeune homme... Vous voyez qui je veux dire ?

— Patrick ?

— Non. Un jeune homme qui porte des lunettes...

— Oh ! Edmund Swettenham !... Faites attention ! Sa mère est là-bas, dans le coin... Je n’ai rien remarqué, mais il se peut bien que vous ayez raison. C’est un grand garçon bizarre.

Miss Marple but une gorgée de café et reprit :

— J’ai appris avec beaucoup d’intérêt que vous aviez été en classe avec miss Blacklock. Vous êtes de très vieilles amies !

Miss Bunner soupira.

— C’est vrai !... On peut compter les gens qui sont aussi fidèles à leurs amitiés que la chère miss Blacklock l’est aux siennes... Que tout cela est loin, mon Dieu !... C’était une si jolie jeune fille et qui aimait tant la vie.

Miss Bunner, aux yeux de qui perlaient des larmes, poursuivit d’une voix émue :

Elle a été patiente et courageuse et, je ne cesserai de le répéter, cette patience et ce courage méritaient et méritent d’être récompensés. Toutes les chances heureuses qu’elle peut avoir, la chère miss Blacklock les a méritées !

— L’argent facilite tant l’existence !

Cet aphorisme, miss Marple l’avançait en toute quiétude. Elle était persuadée, en effet, que miss Bunner faisait allusion à cet héritage important dont miss Blacklock devait bénéficier un jour. La remarque, pourtant, aiguilla la pensée de miss Bunner sur de nouvelles voies.

— L’argent ! murmura-t-elle d’un ton amer. Ce qu’il représente, on ne peut le savoir qu’à condition d’en avoir vraiment manqué !

Une fois encore, miss Marple approuva du chef. Miss Bunner, qui s’échauffait et de qui le visage prenait des couleurs, continua :

— J’ai souvent entendu des gens déclarer : « J’aimerais mieux me passer de dîner que de manger sans fleurs sur la table ! » Mais ces gens-là, combien de fois leur est-il arrivé de manquer un repas ? Ils ne savent pas ce que c’est que d’avoir réellement faim ! Pour le savoir, il faut y être passé ! Et cela pendant des jours et des jours ! Et les vêtements usés, qu’on raccommode indéfiniment, en espérant que ça ne se verra pas trop ! Et les emplois qu’on va solliciter et qui vous sont refusés, sous prétexte que vous êtes trop vieille ! Et ceux que vous obtenez et auxquels vous devez renoncer parce que vous n’avez plus assez de forces ! Le terme payé, qu’est-ce qu’il vous reste ? C’est qu’on ne va pas loin avec la retraite des vieux !

— Je sais, approuva gentiment miss Marple.

— J’ai donc écrit à Letty. J’avais vu son nom dans le journal à propos d’une fête donnée au bénéfice de l’hôpital de Milchester. Il y avait des années que je n’avais entendu parler d’elle. Elle avait été la secrétaire, je ne sais si vous le savez, d’un homme extrêmement riche, un certain Gœdler. Je m’étais dit que, peut-être, elle se souviendrait de moi... et elle était une des rares personnes à qui je pouvais demander de me venir en aide.

Dora Bunner avait des larmes plein les yeux.

— Et alors, Letty est venue et elle m’a emmenée ! Elle m’a dit qu’elle avait besoin de quelqu’un pour la seconder... Elle s’est montrée si gentille, si bonne... Elle se souvenait si bien du passé... Je ferais n’importe quoi pour elle... Je me tracassais, même après mon installation à Little Paddock, sur ce que je deviendrais s’il... s’il arrivait quelque chose à miss Blacklock. Un accident, avec ces autos qui circulent sur les routes, c’est tellement fréquent !... Naturellement, je n’ai jamais parlé de ça. Mais elle a dû deviner. Parce qu’un jour, elle m’a dit que, dans son testament, elle me laissait une petite rente annuelle et, ce que j’apprécie plus encore, tout son mobilier, qui est superbe. J’étais stupéfaite... Elle m’expliqua que, ses beaux meubles, personne ne les soignerait mieux que moi.

Après un court silence, miss Bunner reprit, en toute simplicité :

— C’est que ne suis pas aussi bête que j’en ai l’air, vous savez ! Je ne veux nommer personne, mais les gens qui cherchent à profiter de la situation, je les vois très bien ! La chère miss Blacklock est trop bonne et un tout petit peu trop confiante !

Miss Marple hocha la tête.

— En quoi elle a tort !

— C’est bien vrai ! Vous et moi, miss Marple, nous connaissons la vie. Mais la chère miss Blacklock...

Miss Bunner n’acheva pas sa phrase. Miss Marple se dit que miss Blacklock, ayant été la secrétaire d’un grand financier, devait elle aussi, connaître la vie.

— Ce Patrick, par exemple ! s’écria soudain miss Bunner, avec une vivacité qui fit sursauter miss Marple. Deux fois, au moins à ma connaissance, il lui a soutiré de l’argent ! Une dette qu’il avait, paraît-il. Vous voyez ça d’ici ? Elle s’est montrée bien trop bonne et, comme je lui en faisais la remarque, elle m’a simplement répondu : « Bah ! Dora, il est jeune et c’est quand on est jeune qu’il faut profiter de l’existence ! »

— Ce qui est assez vrai ! observa miss Marple. C’est d’ailleurs un beau jeune homme...

— Qui passe son temps à se moquer des gens et vraisemblablement à courir les filles ! Combien de fois il m’a blessée, vous ne l’imaginez pas !

— Ils sont tous comme ça, aujourd’hui !

Miss Bunner, l’air mystérieux, se pencha en avant vers miss Marple.

— Ce que je vais vous dire, ma chère, vous ne le répéterez à personne ! Je ne puis m’empêcher de penser qu’il est pour quelque chose dans cette horrible affaire. Pour moi, il connaissait ce jeune Suisse... Ou, alors, c’était Julia... J’en ai touché un mot à miss Blacklock et elle m’a dit que j’étais stupide... Évidemment, ce serait très ennuyeux... Tout cela, voyez-vous, est terriblement compliqué pour moi. Tenez, l’histoire de l’autre porte du salon... Voilà encore quelque chose qui me tracasse ! Le détective ne cesse de répéter qu’elle a été huilée. Or, moi qui vous parle, j’ai vu...

Elle se tut brusquement. Miss Marple chercha posément la phrase qu’il fallait.

— La situation est pour vous très délicate. Vous ne voudriez pas, et c’est bien naturel, vous faire l’auxiliaire de la police...

— Exactement ! Et je n’en dors plus !... Parce que, n’est-ce pas ! L’autre jour, au verger, où j’étais allée pour ramasser des œufs – nous avons une poule qui pond par là – j’ai rencontré Patrick... et il avait à la main une plume et une tasse qui contenait de l’huile. Quand il m’a aperçue, il a sursauté, comme quelqu’un qu’on prend en faute et il a dit : « J’étais justement en train de me demander ce que cette tasse faisait ici. » Naturellement, je n’ai rien dit...

— Bien entendu !

— Mais, à la façon dont je l’ai regardé, il a dû comprendre que je n’étais pas dupe... Une autre fois, j’ai surpris par hasard une conversation curieuse entre Julia et lui. Ça ressemblait assez à une dispute. Il disait : « Si je pensais que tu es mêlé à une affaire de ce genre-là ! » Et Julia, qui est toujours très calme, répondait : « Et alors, petit frère, qu’est-ce que tu ferais ? » A ce moment-là, malheureusement, j’ai fait crier une lame de parquet et ils m’ont vue. Alors, en plaisantant, je leur ai demandé s’ils se disputaient. « Non, m’a répondu Patrick. Seulement je tiens à ce que Julia sache bien que je ne veux pas qu’elle fasse la moindre affaire de marché noir. » C’était bien trouvé, mais je suis persuadée qu’il ne s’agissait pas de ça. Et, si vous voulez mon avis, je suis convaincue aussi qu’il a trafiqué la lampe du salon, celle qui est sur la table... Sans doute parce qu’il voulait faire l’obscurité... Car je me souviens fort bien que c’était la bergère qui était là, et non pas le berger. Et le lendemain...

Miss Bunner se tut et rougit. Miss Marple, tournant la tête, aperçut miss Blacklock, debout derrière elle. Il était probable qu’elle venait tout juste d’arriver.

— Alors, Bunny, dit miss Blacklock, un léger accent de reproche dans la voix, tu potines un peu en prenant le café ?... Bonjour, miss Marple. Il fait frisquet, n’est-ce pas ?

Mais Bunny se justifiait.

— Nous bavardions et je disais qu’il y avait vraiment aujourd’hui trop de règlements. On n’y comprend plus rien !

La porte s’ouvrit brusquement, livrant passage à Bunch Harmon.

— Bonjour ! Reste-t-il une tasse de café pour moi ?

— Mais bien sûr ! répondit miss Marple. Asseyez-vous !

— Nous, dit miss Blacklock, il faut que nous rentrions. Tes courses sont terminées, Bunny ?

La voix était aimable, mais il y avait encore dans le regard comme un léger reproche.

— Je n’ai plus qu’à entrer en passant chez le pharmacien, pour lui acheter des comprimés d’aspirine et quelques emplâtres pour mes cors.

Lorsque miss Blacklock et miss Bunner furent sorties, Bunch demanda à miss Marple de quoi elles avaient parlé. La vieille demoiselle ne répondit pas tout de suite.

— La solidarité familiale, remarqua-t-elle au bout d’un instant, est quelque chose de très fort. Vous souvenez-vous de cette affaire fameuse dans laquelle un homme, accusé d’avoir tué sa femme en lui faisant boire un verre de vin empoisonné, fut sauvé par sa fille, celle-ci étant venue dire au procès qu’elle avait bu la moitié de ce verre de vin, sans en être autrement incommodée ? On m’a affirmé que, depuis, elle n’avait plus adressé la parole à son père, avec lequel d’ailleurs elle ne vit plus. On ne souhaite jamais qu’un membre de sa famille soit pendu !

— Certainement pas !

Miss Marple se rejeta en arrière dans son fauteuil et murmura, parlant pour elle-même :

— Il y a partout des gens qui se ressemblent.

— A qui est-ce que je ressemble ? demanda Bunch.

— Vous, ma chère ?... Mais vous vous ressemblez à vous-même et je ne vois personne à qui votre visage me fasse songer... A moins que...

— Vous voyez ! Ça vient !

— Je pensais, ma chère, à l’une de mes anciennes femmes de chambre.

— Une femme de chambre ? J’aurais fait une bien mauvaise femme de chambre.

— Exactement comme elle ! Elle ne savait rien faire, elle s’embrouillait dans son service et, quand elle sortait, elle n’était même pas capable de bien mettre son chapeau. Il était toujours de travers !

D’un geste machinal, Mrs. Harmon redressa son chapeau.

— Et vous la gardiez ?

— Oui, parce qu’elle était gentille et qu’elle m’amusait. C’était une brave fille qui a bien fini, puisqu’elle a épousé un pasteur et qu’elle est maintenant la maman de cinq enfants...

Il y eut un silence, que Bunch rompit bientôt.

— A qui pensez-vous maintenant, tante Jane ?

— A des tas de gens...

— De Saint Mary Mead ?

— Principalement... Au vrai, je pensais surtout à Mrs. Ellerton, l’infirmière. Une très brave femme. Elle soignait une vieille dame qu’elle paraissait aimer beaucoup. La vieille dame mourut. Une autre vint, qui mourut aussi. Elle les avait tuées toutes les deux avec de la morphine. Très gentiment... et le plus curieux, c’est qu’elle ne se rendait même pas compte qu’elle avait fait quelque chose de mal. De toute façon, disait-elle, elles n’avaient plus longtemps à vivre et la première avait un cancer qui la faisait souffrir horriblement.

— Elle avait donc tué... par charité ?

— Du tout ! Elle était l’héritière des deux vieilles dames. Elle aimait l’argent. Je pensais aussi à ce jeune homme qui travaillait sur un paquebot, le neveu de Mrs. Pusey, la papetière. Il lui avait apporté des choses qu’il avait volées et qu’il prétendait avoir achetées. Sans rien soupçonner, elle avait accepté de les vendre. Un peu plus tard, quand la police, flairant quelque chose, a commencé à manifester certaines curiosités, il a pris une barre de fer et il a assommé sa tante, pour être sûr qu’elle ne parlerait pas.

— Tout cela est bien laid. Mais je ne crois pas que ça puisse faire penser à la fidèle Dora. D’ailleurs pourquoi aurait-elle voulu tuer miss Blacklock ?

— Peut-être miss Blacklock sait-elle sur Dora des choses que celle-ci ne veut pas qu’on sache !

— Ça me paraît bien improbable !

— Parce que vous êtes de ces gens, Bunch, qui se moquent éperdument de ce qu’on peut penser d’eux.

— Je comprends votre pensée. Avoir vécu des jours difficiles, avoir été comme un pauvre chien mouillé... et puis trouver un foyer, de la crème, des caresses et de douces paroles... Oui, pour conserver ça, on ferait n’importe quoi... Vous savez que votre galerie de portraits était très complète ?

Miss Marple ne répondit pas et, quelques instants plus tard, les deux femmes sortaient du salon de thé. Bunch ne tarda pas à remettre la conversation sur le sujet qui la passionnait.

— Enfin, tante Jane, qui soupçonnez-vous ?

— Je n’en sais plus rien du tout. J’avais une idée, mais je l’ai abandonnée. Je voudrais pourtant bien tirer cette affaire au clair rapidement. Car le temps presse...

— Comment cela ?

— La vieille dame, là-bas, en Écosse, peut mourir d’un moment à l’autre.

Bunch s’immobilisa, surprise.

— Alors, vous croyez vraiment que les coupables sont Pip et Emma... et qu’ils recommenceront ?

— Évidemment qu’ils recommenceront ! Quand on a pris la résolution de tuer quelqu’un, on n’y renonce pas parce qu’on n’a pas réussi la première fois. Surtout quand on est à peu près sûr qu’on n’est pas soupçonné.

— Mais, si c’est Pip et Emma, reprit Bunch, ils ne peuvent être que Patrick et Julia. Ils sont frère et sœur et les âges correspondent.

— Ce n’est pas si simple que ça ! Il y a bien d’autres hypothèses. La femme de Pip, s’il est marié ou, si c’est elle qui est mariée, le mari d’Emma. Il y a aussi leur mère. L’affaire la concerne, bien qu’elle n’hérite pas directement. Si Letty Blacklock ne l’a pas vue depuis trente ans, elle ne la reconnaîtrait probablement pas. Une vieille femme ressemble à une autre vieille femme et miss Blacklock est terriblement myope. Concluez !... Et puis, il y a leur père qui ne valait pas cher...

— De naissance, oui. Mais ça ne prouve pas qu’il faisait de grands gestes et parlait un mauvais anglais. Je suis convaincue qu’il pourrait jouer le rôle... d’un vieux colonel de l’armée des Indes aussi bien que n’importe qui.

— C’est ça que vous croyez ?

— Mais non, ma chérie ! Je crois seulement qu’il s’agit d’une véritable fortune et que je connais suffisamment l’humanité pour savoir que les gens sont capables de faire des choses terribles pour devenir riches d’un seul coup.

— Bien mal acquis ne profite jamais !

— C’est vrai. Seulement, ça, ils l’ignorent.